CHAPITRE 7 Les retrouvailles.

 

Turquoise avait recommandé aux artefacteurs de ne rien tenter avant que Sletloc et le Zéro Plus soient hors de portée. En attendant que la situation se décante, Érythrée s’efforçait d’accorder son attention à Nadiane et surtout à Tecamac. D’une certaine façon, c’était facile. Le jeune Mécaniste était en train d’oublier son rôle de geôlier.

Nadiane et lui en étaient même venus à parler d’eux-mêmes. À travers les souvenirs qu’ils échangeaient, la relation qui s’établissait entre eux ressemblait à l’idée qu’Érythrée s’était faite des Retrouvailles et, au-delà, à ce qu’elle espérait d’une réelle fusion entre les Rameaux. Elle ne parvenait toutefois pas à se dégager d’arrière-pensées très calculatrices. En entendant le récit de la mort de Zezlu, par exemple, en vérifiant l’humaine fragilité de Tecamac, elle n’avait songé qu’à la façon de le manipuler pour qu’il se retournât contre les siens. Ensuite elle avait compris que c’était inutile, que Tecamac s’était exclu du Mécanisme en aimant puis en vengeant la geisha et qu’il en avait pris conscience en la pleurant. Vouloir se servir de l’attrait que Nadiane exerçait sur lui était superflu. Il suffisait de l’entendre parler de l’Ingénieur Hualpa – du combat politique que celui-ci menait pour l’émancipation des femmes dans la société mécaniste – pour deviner qu’il franchirait le pas à la première sollicitation.

De son côté, Nadiane parlait de son frère et du projet Éternité, de l’admiration qu’elle avait pour l’un et de l’enthousiasme que lui inspirait l’autre. Mais son admiration confinait à un amour transcendant la fraternité, alors que son enthousiasme n’était qu’intellectuel. Quelque chose de claustrophobe en elle l’empêchait de diluer ses émotions dans le cocon que bâtissaient ses semblables.

En leur donnant la réplique, Érythrée pensait ne pas beaucoup révéler d’elle-même et surtout rien de ce que la collectivité artefactrice lui inspirait. Elle se leurrait : même le détachement qu’elle affichait était une mise à nu. Bien sûr, rien de ce qu’ils découvraient d’elle ne leur eût permis de prétendre qu’ils la connaissaient, mais il ne leur était plus possible de limiter leur perception à son appartenance au rameau organique.

Après une heure de ces échanges sans faux-semblants, durant lesquels Tecamac s’était enfin décidé à abandonner le vouvoiement, même Érythrée commença à oublier la teneur de leur situation. Turquoise la ramena brutalement à la réalité.

Le Zéro Plus est maintenant trop loin pour faire demi-tour et j’ai du mal à comprendre les intentions de Sletloc. Quelque chose de sérieux se prépare. L’arrivée du Charon a forcé les Mécanistes à se dévoiler plus tôt que prévu mais vous étiez de toute façon condamnés à devenir leurs otages. Votre capture était trop bien préparée.

« Pourquoi fallait-il empêcher le Charon de parler ? (Turquoise ne répondit pas.) De toute façon, il est mourant. Le projectile lancé par Sletloc l’a heurté à la tempe, il ne reprendra pas conscience à moins d’un miracle. »

— Il faudra en fabriquer un ! Nous avons besoin de savoir ce qu’il sait, et vite. Vu la fébrilité de Tlaxa, je doute qu’il se contente encore longtemps de jouer les gardes-chiourme.

« Que veux-tu dire ? »

Il se contient de moins en moins et il n’a pas reçu d’ordre explicite vous concernant. J’ai peur qu’il cherche à minimiser les risques. Il vient déjà d’envoyer une patrouille vers Notre Mère et une autre vers vous. Je crois que vous devriez tenter votre chance.

« Tu crois que nous devrions ? Merde, Turquoise ! C’est toi qui nous as demandé de patienter ! »

Les données étaient différentes.

Érythrée attendit des explications qui tardèrent.

« Que me caches-tu encore ? »

Tous les artefacteurs sont entravés par des… disons des menottes de carbex. Tout était prémédité, tu vois ? Certains auront la force de s’en défaire seuls, d’autres n’y parviendront pas Gadjio devrait pouvoir se servir du fragment d’armure pour les libérer, mais il ignore comment s’y prendre. J’ai consulté Lya et Symbiase-Copie pour savoir si leur connaissance des langages-machines mécanistes pouvait nous aider, mais Joanelis dit que le problème est cryptologique et qu’il faut disposer de certaines clefs pour enclencher la procédure de déverrouillage. Ces clefs sont stockées dans l’antémémoire de l’éon de Tlaxa, à laquelle je n’ai pas accès. De toute façon, même si j’en étais capable, je ne saurais pas quoi chercher. Seul un éon le peut.

« Tecamac ? »

Tecamac, peut-être.

« Ça ne coûte rien de le lui demander. »

C’est plus compliqué que ça. Non seulement ce que tu considères comme établi, à savoir que Tecamac trahira les siens, n’a rien d’évident. Mais, de plus, sa participation volontaire à l’entreprise pourrait ne pas suffire… Il se peut que son armure refuse purement et simplement de jouer le jeu ou que son éon soit plombé pour interdire la diffusion de ce type de données.

« Joanelis est en train d’implanter un programme de décryptage dans la greffe neurale de Nadiane et Marine se tient prête à… disons à déjouer la méfiance de l’armure. Notre Mère et moi servirons de relais. D’ici là, il faut que tu aies conduit Nadiane et Tecamac à Notre Mère. Le bloc médical du Nexarche s’occupera du Charon en votre absence.

« Je veux bien, mais je ne comprends pas pourquoi nous allons là-bas. Si Notre Mère et toi relayez…»

Cela tient essentiellement à la représentation mentale que Tecamac se fait de nous, AnimauxVilles, et de Marine, en tant que désincarnation d’une enfant à peine pubère hantant Notre Mère. Pour que l’implant de Nadiane dispose de la poignée de nanosecondes nécessaire à son intervention, il faut que l’armure n’ait aucune raison de se méfier d’une intrusion psychique. Cela ne marchera peut-être pas, mais nous nous devons d’éliminer toutes les embûches connues ou suspectées. Vois-tu, Érythrée, s’il n’existe qu’un seul moment où il est possible de donner un sens aux Retrouvailles, c’est celui-là, parce que chacun de nos talents y est indispensable. Nadiane sait ce qu’elle a à faire. À toi de jouer.

 

Tecamac avait conscience de vivre un moment magique. Il savait aussi que tous ses rêves d’enfant, puis d’adolescent, n’avaient tendu que vers cette magie. Partager des mots, des émotions, un petit bout d’espace vital dans un morceau de temps suspendu. Bien sûr, il avait connu quelques instants privilégiés avec Maître Chetelpec des instants où ils avaient été presque intimes, mais rien de comparable avec ce qu’il vivait maintenant, ne serait-ce que parce qu’il n’y avait aucun enjeu.

Il n’avait pas oublié pourquoi ils étaient tous les trois enfermés dans le Nexarche, mais il l’avait relégué sur un plan lointain de ses préoccupations. Le déclin de Nadiane l’inquiétait davantage. Car, si elle avait semblé soulagée dès qu’elle avait retrouvé le contact avec l’I.A du Nexarche, ses traits recommençaient depuis à se liquéfier et sa voix perdait sans cesse de ses intonations. Elle finit même par ne plus se mêler à la conversation que par monosyllabes. Puis elle ferma les yeux et sa respiration se fit de plus en plus rare.

— Je vais tenter quelque chose, émit-elle vers Joanelis. Ne t’inquiète pas !

— Tes paramètres vitaux déclinent.

— Tu te conduis comme un processus d’alerte, grand frère ! Tu ne me parles que quand tu as une information à fournir.

Le silence qui suivit s’éternisa et Nadiane dut se forcer à expirer. Le système nerveux de fibres optiques et de relais numériques ne transmettait plus que de brèves impulsions. Le fluide de données circulait par à-coups. Sous ses pieds, le Tessaract pulsait d’une lumière appauvrie au rythme des personnalités simulées qui choisissaient de mourir pour que le système survive. Un holocauste aux couleurs froides, préfigurant celui qui attendait l’Archipel.

— Je suis en train de tendre vers zéro, admit finalement Joanelis. Je me suis fractionné en sous-unités distinctes qui se partagent le peu de puissance disponible. C’est un peu saccadé. Tu m’en veux ?

— Je crois que je pourrais hurler mais ce n’est pas le moment… Tu vas garder le contact ?

— J’essaierai. (Une ultime trace de tendresse remonta le long du flagelle de Nadiane et se dissipa trop vite.) L’étoile brouille nos émissions et j’ai besoin de tellement d’énergie pour me souvenir de moi-même…

— J’ai déjà été isolée en espace profond, je me débrouillerai. (Le mensonge lui noua la gorge. Elle avait envie de crier ne me laisse pas seule ! et se dépêcha de changer de sujet.) Est-ce que Notre Mère est dangereuse ?

— Elle est en principe habitable. Évite juste de te frotter à sa chair, une réaction allergique est toujours possible.

— Prends soin de toi, émit Nadiane en sentant le signal s’éloigner.

Puis elle entreprit de simuler une crise de déconnexion.

 

— Nadiane, ça va ? se décida à demander Tecamac quand il devint évident qu’elle était au plus mal.

La Connectée rouvrit les yeux et répondit sans quasiment remuer les lèvres :

— Le Tessaract est presque épuisé. Je… je crois que tu vas devoir me conduire à cette personne qui peut m’aider.

Paniqué, Tecamac bafouilla :

— Marine, mais… mais…

— Et, cette fois, je crois que tu devras me porter, ajouta Nadiane dans un souffle.

Le Mécaniste était complètement désorienté.

— Marine vit dans Notre Mère des Os. Je ne peux pas t’y emmener. Ce serait… Sletloc…

Érythrée était déjà debout, tout contre le fauteuil sur lequel gisait Nadiane.

— Tecamac est coincé, lui dit-elle. C’est moi qui vais te porter.

Elle passa les bras sous les épaules et les reins de la Connectée et la souleva.

— Ce n’est pas possible ! s’affola Tecamac. Comprends-moi, Érythrée, j’ai des ordres. Je…

Elle haussa les épaules avec la même aisance que si Nadiane n’avait pas été dans ses bras.

— Je ne t’oblige pas à venir avec nous et je ferai bien gaffe d’éviter tes semblables, alors fais pas chier avec tes ordres. Ouverture, Lya.

Mentalement, Nadiane relaya l’ordre. Dans son dos, Tecamac sentit la paroi se fendre. Il écarta stupidement les bras pour empêcher l’Organique de passer avec son fardeau. Érythrée secoua la tête, les yeux au ciel, et fit deux pas dans sa direction.

— Je t’en prie, Érythrée, ne me force pas à… à…

Elle s’immobilisa et fit mine d’attendre qu’il terminât sa phrase, puis son visage se ferma d’un coup et devint aussi froid que s’il avait été de carbex.

— Nadiane va très mal, Tecamac, et je ne la laisserai pas dans cet état. Alors soit tu t’écartes, soit je t’écarte, mais je n’ai pas l’intention de négocier sa vie contre tes ordres débiles. Est-ce que toi aussi tu me comprends ?

Elle franchit les deux mètres qui les séparaient et le toisa. Il n’y avait pas le moindre doute dans son regard. Le Mécaniste essaya de se faire aussi dur qu’elle :

— Je ne suis pas un vulgaire Voltigeur, Érythrée. Tu n’as pas l’ombre d’une chance contre moi.

Tecamac n’attendait qu’une subvocalisation pour passer en mode de combat.

— Je vous en prie, laissa tomber Nadiane d’une voix sans force.

Tecamac en fut tellement déstabilisé qu’il perdit une demi-seconde. Quand il récupéra le contrôle de ses émotions, Érythrée s’était déjà débarrassée de la Connectée en la lui collant dans les bras et elle l’avait contourné. Il pivota instantanément, mais il était trop tard : l’Organique était dans la Ville, les mains sur les hanches, l’œil impatient mais dénué de toute expression triomphale. Et lui sentait les mains de Nadiane croisée sur sa nuque. Sa nuque à nu. Il pria pour que l’armure ne rétractât pas un centimètre carré de carbex supplémentaire.

« À quoi joues-tu ? » lui demanda-t-il.

Tu veux dire : à quoi jouons-nous ?

— S’il te plaît, geignit Nadiane contre sa poitrine.

Tecamac quitta le Nexarche et emboîta le pas à Érythrée. Il n’avait pas le sentiment de bafouer ses ordres, il faisait ce que Chetelpec lui avait appris à faire : il les modulait. Son interprétation était peut-être critiquable au sens mécaniste du terme, mais elle lui permettait de tenir sa promesse d’aider la Connectée tout en respectant l’esprit de la mission confiée par l’Armurier.

Nous avons laissé le Charon dans le Nexarche et l’Organique est de nouveau dans la Ville. Sletloc et Tlaxa auront du mal à considérer notre abandon de poste comme un simple contournement de leurs ordres.

Tecamac frissonna. Difficile de dire si l’armure lui adressait un reproche ou si elle cherchait seulement à le culpabiliser. En tout cas, il ne servait à rien de lui objecter que Koriana mourrait sans reprendre conscience et qu’ils étaient assez forts pour contrôler Érythrée dans son environnement.

Nous en sommes capables, c’est vrai.

Le Mécaniste n’eut pas le temps de souhaiter que Tecamac lui épargnât son commentaire.

Mais le voulons-nous vraiment ?

Ce n’était toujours pas une mutinerie, pas même une désertion, mais Tecamac était soulagé de constater que l’armure faisait toujours corps avec lui. Jusqu’à l’irréparable.

 

 

— En douceur, ordonna Sletloc. Avancez tout droit mais lentement et répétez le message en boucle.

Le message disait simplement :

« Nous souhaitons voir l’étoile avant que la mort l’emporte, afin de l’assister dans ses derniers instants. »

La phrase était d’Iztoatl, métaphorique et absurde comme seuls les AnimauxVilles savaient en formuler. Mais l’Armurier avait dû reconnaître que l’Assistant cernait correctement la psychologie du Troupeau.

Sur l’écran principal du poste de pilotage, ce qui n’avait été qu’un mur de Villes agglutinées s’était distendu, fendillé d’un millier de craquelures en mosaïque qui s’étaient atténuées par endroits et ressoudées ailleurs, celles qui avaient perduré convergeant autour d’une trouée obscène à peine plus large que le Zéro Plus. L’Ingénieur et ses techniciens y avaient glissé le vaisseau et le guidaient précautionneusement dans le passage tout en méandres que leur dégageaient les Villes. Ils s’enfonçaient entre elles depuis maintenant une heure.

— Je persiste à penser que nous aurions eu meilleur compte de les contourner, maugréa Hualpa. Nous ignorons jusqu’à l’épaisseur de ce… de ce…

— Nous en ignorons aussi l’étendue, abrégea Sletloc. Or, selon vos propres estimations, calculées sur la distance nous séparant du Troupeau et le rayonnement des étoiles qu’il nous masquait, il nous aurait fallu au minimum six heures pour nous positionner. Je doute que Turquoise nous laisse une telle marge.

Hualpa objectait par principe, cherchant plus à justifier auprès des techniciens sa prise de pouvoir, qu’il considérait désormais comme inévitable, qu’à reprocher son choix à l’Armurier. Il n’insista pas. Personne à bord n’appréciait les risques que Sletloc leur faisait prendre, à eux ainsi qu’à la mission.

— On dirait qu’elles accélèrent le mouvement, annonça Iztoatl.

Sur l’écran, le labyrinthe des Villes commençait à se déformer autour d’eux. Le tunnel devenait moins étroit, malgré les couronnes de filaments qui jouaient à les effleurer au passage.

— Nos instruments détectent un accroissement des flux radiatifs. Nous allons émerger.

La cage de chair s’entrouvrit brutalement, comme si les Villes cherchaient à expulser le Zéro Plus vers la fournaise en formation. Le vaisseau n’était pas encore sorti du magma vivant, mais l’étoile binaire était maintenant accessible. Un instant l’écran devint noir, puis il s’éclaircit progressivement jusqu’à retrouver sa luminescence normale. Plusieurs couches de blindage s’étaient refermées sur les appareils externes de mesure. Une cascade de filtres numériques gérait le rafraîchissement des écrans.

— Nous les tenons ! martela Sletloc avec orgueil.

Hualpa et Iztoatl échangèrent un regard rapide. Entre eux, aucune décision n’avait été arrêtée. Ils connaissaient simplement celle qui devrait l’être et ils en acceptaient la fatalité. D’une certaine façon l’absence de préméditation, donc de plan, les rassurait.

— Où en est l’analyse des nanones Connectés ? demanda l’Armurier, les yeux rivés sur les masses en mouvement qui entrelaçaient avec brièveté leur couronne de filaments vermillon avant de se séparer.

— Tests terminés, répondit une voix dans les haut-parleurs. Une fois activés, les échantillons ont produit des îlots d’arséniure de gallium isolés de 10 nanomètres, auto-organisés en archipels réguliers sur une base carbonée. Les molécules de base ont ensuite commencé à s’autoassembler pour former des structures supramoléculaires à macroéchelle.

— Ce n’est pas ce que je vous demande !

— Ça fonctionne. Armurier, conformément à nos spécifications. Il ne semble pas y avoir de piège ; les capacités des nanones sont trop sommaires pour gérer des instructions élaborées. Je pense…

— Suffit, l’interrompit Sletloc. Je n’imaginais pas que les Connectés oseraient se dresser contre nous ! (Il pensait : qu’ils empoisonneraient leur cadeau.) Déployez l’intégralité des nanones disponibles sur les sites de tissage et attendez mon signal.

Dans son dos, deux aides de camp s’activaient autour des simulations tridimensionnelles. Leurs armures participaient à l’excitation ambiante en échangeant des messages sur leurs canaux privés. Sletloc sentit les couches de carbex qui l’enveloppaient durcir dans une érection formidable de tout son être.

— Alerte Noire, dit-il d’une voix exaltée. Hualpa, l’heure du Zéro Plus est venue. Je vous donne l’ordre formel de rejoindre l’étoile et de l’asservir !

Sous ses pieds, les moteurs du vaisseau haussèrent la voix. Un hurlement de métal surexcité se mêla aux plaintes lancinantes des sirènes d’alerte.

— Iztoatl, estimation de trajectoire ? demanda l’Ingénieur d’une voix extraordinairement calme.

— Géodésique minimale calculée. Arrivée au point stationnaire dans quarante-neuf minutes, en ultra-propulsion. Nous apercevrons le système binaire dans trois cent quarante secondes. Je crains toutefois que l’étoile principale soit terriblement proche du stade fer. Notre marge de sécurité risque d’être très restreinte !

— Alors félicitez-vous que nous n’ayons pas suivi votre idée et contourné le Troupeau ! railla Sletloc. Quant à notre marge de sécurité… vous n’avez qu’à réduire le seuil d’alarme, supprimer les procédures de test et éliminer les redondances.

— Ceci relève de ma seule compétence ! intervint violemment Hualpa.

Il s’était exprimé suffisamment fort pour que tous les techniciens entendissent l’avertissement dans son timbre de voix. Par décret des Comices, l’Armurier dirigeait peut-être la mission, mais l’Ingénieur commandait seul le Zéro Plus et personne à bord ne pensait que la mission dépendait d’autre chose que du bon commandement du vaisseau. Pour la première fois, Hualpa se sentait prêt à commettre ce qu’aucun Mécaniste n’avait osé faire avant lui.

Les deux hommes s’affrontèrent sans ciller, mais Sletloc détourna les yeux le premier.

— L’étoile est à vous, murmura-t-il. Votre vaisseau est ce que le Mécanisme a produit de plus parfait. Tâchez de vous montrer digne de lui !

Il sortit sans se retourner, aussitôt suivi par ses aides de camp. Le bruit de leurs pas, parfaitement synchronisés, se noya dans le rugissement des moteurs.

Hualpa ne chercha pas à vérifier dans les yeux d’Iztoatl que celui-ci partageait son soulagement. Épaule contre épaule, ils posèrent leurs paumes ouvertes sur les picots de la double table de pilotage. Un faisceau de minuscules aiguilles pénétra leur épiderme. Leurs terminaisons nerveuses dénudées transmirent l’impatience du vaisseau et sa puissance si longtemps contenue. Les affichages du compte à rebours tournèrent à une vitesse folle, puis s’immobilisèrent.

— Cette fois, c’est parti ! commenta Hualpa.

Il manquait d’enthousiasme et la fébrilité qu’il ressentait n’avait aucun rapport avec celle de l’excitation. Par l’interface de carbex de leurs bras en contact, il vérifia que son Assistant n’était pas moins inquiet ou indécis que lui. Simplement, Iztoatl considérait ne pas avoir à prendre de décision.

 

 

Érythrée avait prétexté l’état de Nadiane pour presser le pas et Tecamac n’avait pas rechigné, mais elle avait senti qu’il n’était pas dupe. Peut-être avait-il flairé ses semblables lorsqu’ils étaient passés à moins de deux mètres d’eux, dans une artère parallèle à celle que la patrouille envoyée par Tlaxa empruntait ? Peut-être supposait-il seulement qu’elle ne s’intéressait pas qu’à la santé de la Connectée, ou que celle-ci en feignait la gravité ? En tout cas, il avait deviné quelque chose.

Turquoise les conduisit par des chemins détournés jusqu’aux filaments de contact qui reliaient les deux AnimauxVilles. Les derniers mètres avant la jonction eurent lieu dans un boyau où ruisselait une eau glacée. Une fine cascade de brume tombait sur leurs épaules tandis que la Ville les entraînait au fond d’un cul-de-sac de chair. Puis Turquoise les engloutit d’une simple contraction de ses membranes, avant de les recracher de l’autre côté, dans la Ville albinos.

Les parois étaient devenues d’un rose pâle, presque translucide. Les yeux mi-clos, Nadiane examina le fin entrelacs de veinules qui pulsait sous l’épiderme, étonnée d’y retrouver des motifs familiers. Le flux d’octets irriguant les parois des Symbiases circulait suivant une géométrie organique. Cela la revigora un peu, mais elle se força à refermer les yeux pour ne pas se trahir.

Ils atteignirent Notre Mère avec une avance de dix minutes sur le détachement mécaniste. La seconde patrouille avait déjà dû faire demi-tour pour informer Tlaxa qu’ils n’avaient pas pu pénétrer dans le Nexarche. Ou peut-être s’obstinait-elle à en marteler les parois en se demandant pourquoi Tecamac refusait d’ouvrir.

Deux d’entre eux retournent à l’amphithéâtre au pas de charge. Les autres surveillent le Nexarche. L’état du Charon s’améliore, Lya lui a injecté des nanones de réparation.

« Dans combien de temps Tlaxa saura-t-il…»

Six minutes.

« Ralentis-les. »

Ils ne sont pas stupides au point de ne pas s’en rendre compte et aucun de nous n’aimera les conclusions qu’en tirera Tlaxa. Si Marine ne réussit pas à forcer Tecamac ou si nous n’en retirons rien d’exploitable, il vaut mieux que Tlaxa ne me soupçonne pas de collusion avec toi.

Turquoise a raison, tu sais.

« Marine ? »

Tlaxa a déjà frappé Tachine deux fois, juste pour le plaisir. Notre Mère ne voulait pas que je te le dise, mais c’est idiot. Tu risques d’avoir besoin de toute ta colère pour vous sortir de ça.

Non sans mal, Érythrée retint le flux de haine pure qu’elle destinait à Turquoise. Elle comprenait l’arrière-pensée de la Ville. Et elle comprenait aussi l’intention de Marine. Il était préférable de conserver son énergie pour ses véritables ennemis.

« Bon sang ! Voilà que je les vois comme des ennemis ! Moi ! »

Ceux-ci en sont.

L’Artefactrice ne chercha pas à discuter la sanction de la Ville. Elle conduisit Tecamac et son fardeau humain jusqu’à la nef principale. Le diaphragme de chair d’une blancheur crayeuse, imprégné de l’odeur des fleurs séchées et des parfums mortuaires, s’ouvrit juste assez pour qu’ils puissent passer.

— Mène-la jusqu’à l’autel, lui dit-elle. Marine va s’occuper d’elle.

Turquoise lui avait dit que Marine et Nadiane interviendraient avant que le Mécaniste ait atteint le fond de la salle. Elle se posta à l’entrée de la nef, aux aguets.

 

Tecamac savait qu’il devait déposer Nadiane sur l’autel avant qu’Érythrée le lui dise. Marine le lui avait soufflé à l’oreille, comme on confie un secret. Puis elle lui avait fait don d’une pensée de bienvenue.

Je suis heureuse que tu sois revenu.

Il n’osa pas répondre à haute voix, de peur de se ridiculiser devant les deux jeunes femmes.

Tu peux me parler comme tu parles à ton armure.

Le Mécaniste murmura d’une voix contrainte :

— Je suis content de t’entendre. Marine.

La voix désincarnée rit.

Pas comme ça, grand nigaud ! Subvocalise !

À son tour, Tecamac rit. Non qu’il acceptât la rebuffade, mais il était vraiment heureux d’entendre Marine, de partager avec elle comme il avait partagé avec Nadiane et Érythrée, de n’être rien d’autre qu’un grand nigaud. Et Tecamac était heureux avec lui, d’un bonheur d’enfant qui découvrait l’univers.

C’est l’une des deux choses que nous avons en commun.

Tecamac grimpa les trois marches qui menaient à l’autel.

« Quelle est l’autre ? »

Il se pencha pour poser délicatement la Connectée sur l’ivoire poli.

Nous découvrons que l’univers appartient aux adultes et que ce qu’ils en font est horrible.

Il eut juste le temps d’un soupir Marine le frappa de toute l’énergie psychique de Notre Mère, pénétrant aussi vite et aussi profondément que Chetelpec l’avait fait, s’enfonçant directement dans l’éon de l’armure pour percuter son antémémoire de plein fouet. Simultanément les doigts de Nadiane se crispèrent sur sa nuque, fichant leurs ongles dans sa peau. Alors, bien que le vieux Maître l’eût précisément averti contre une attaque de ce type, bien qu’il l’eût connue dans la douleur et par l’exemple, il regarda ses défenses voler en éclats. Il vit aussi son tout nouvel univers s’effondrer Ce fut ce qui sauva l’intégrité de Tecamac. Ce qui poussa l’armure à repousser d’un bloc l’agression qu’on lui infligeait en projetant Nadiane sur l’autel.

Le dos de la Connectée percuta l’ivoire avec une telle violence que ses poumons se vidèrent d’un souffle. L’invasion cessa instantanément. Dans une rage désespérée, Tecamac hurla :

— Pourquoi, Marine ? Pourquoi ?

Parce que nous n’avions pas le choix.

Ce n’était pas le ton léger de la fille du Passeur, ni son sérieux d’enfant meurtri. C’était la voix d’une Ville.

Et parce que nous ne l’avons toujours pas.

Avant que les messages d’alerte ne s’affichent devant sa cornée, il avait interprété le ton de la Ville et il avait fait volte-face, l’armure sur un mode de défense, prête à passer en configuration de combat. Ce qu’il découvrit le sidéra.

Érythrée était debout au milieu de l’allée centrale, à une dizaine de mètres de lui, de dos. Elle avait les jambes légèrement écartées, rebondissant sur ses chevilles sans que la pointe de ses pieds quittât le sol. S’il n’avait pas connu son aplomb, il eût juré que ce tressaillement élastique était un signe de peur panique. Il lut dans leur attitude que c’était exactement ce que pensaient les Voltigeurs qui lui faisaient face. Une Voltige au complet : huit soldats et leur Maître. L’agression conjointe de Marine et Nadiane avait empêché Tecamac de percevoir leur intrusion.

Tout en laissant six mètres entre chacun d’eux et l’Organique, les Voltigeurs se déployèrent en arc de cercle, enjambant au passage les bourrelets de muscles et de cartilages jaunis qui servaient de prie-Dieu. Ils étaient trop sûrs de leur supériorité pour s’en sortir indemnes, mais pas assez pour que la jeune femme en emportât plus d’un avec elle. Elle bougeait à peine la tête, mais Tecamac devina qu’elle prenait la mesure de ses adversaires. À un infime changement de rythme dans son tressaillement, il sut quel Mécaniste elle prit pour cible. Il en eut la confirmation lorsque ses genoux se dissocièrent et qu’elle décala l’alignement de ses pieds.

« Mauvais choix », pensa-t-il.

Elle avait opté pour le Maître de Voltige, exactement au centre de l’arc de cercle, et celui-ci l’avait lu dans son changement d’appui. Il donnait déjà des ordres pour que la nasse se refermât à la seconde où elle se jetterait sur lui. Tecamac évaluait les positions et calculait les trajectoires. L’engagement ne durerait pas deux secondes. Le Maître de Voltige briserait lui-même la nuque de la jeune femme.

Alors qu’il n’en avait reçu ni l’ordre ni l’autorisation. Alors qu’il ne pouvait pas, pas plus que Tlaxa, deviner que sa patrouille tomberait sur eux dans Notre Mère. Tecamac comprenait maintenant pourquoi Érythrée leur avait fait emprunter un détour pour rallier l’AnimalVille albinos. Pourquoi elle leur avait imposé une allure soutenue. Pourquoi il avait eu la sensation qu’ils n’étaient pas seuls dans les galeries de Turquoise. Nous n’avions pas le choix, avait dit l’AnimalVille. Le jeune Mécaniste ignorait à quoi ce choix se rapportait, il pouvait juste supposer qu’il était lié au comportement de Tlaxa, à un changement d’attitude qui mettait la Ville et ses hôtes en péril. Mais pourquoi Tlaxa outrepasserait-il les consignes de l’Armurier ? Pourquoi le Maître de Voltige recourait-il à la violence, au risque de rompre trop vite la Trêve, alors qu’il lui suffisait d’exiger la reddition de l’Organique ?

La posture d’Érythrée n’était pas celle de quelqu’un prêt à baisser les bras.

La violence est en nous, lui asséna l’armure. Ainsi que le culte de la gloire, l’esthétique du combat et la haine des Organiques. Tlaxa et le Maître de Voltige n’outrepassent pas les consignes de Sletloc. Ils respectent celles du Mécanisme, ressassées heure après heure depuis leur petite enfance.

C’était ce à quoi Zezlu voulait mettre un terme à travers la vision de l’Ingénieur Hualpa. Tecamac eut envie de s’asseoir, de se prendre la tête entre les bras, de fermer les yeux et d’attendre. C’est peut-être ce qu’il eût fait si Nadiane n’avait pas gémi. Il détourna le regard de l’autre bout de la nef – Érythrée rebondissait toujours sur ses chevilles, les Voltigeurs s’étaient immobilisés à un peu plus de quatre mètres d’elle – et le posa sur la Connectée. Il ne pouvait rien pour l’Organique, elle suivait son chemin de vérité. Nadiane, par contre, n’avait choisi ni sa maladie ni la brutalité avec laquelle il l’avait repoussée. Il la sauverait. Il s’agenouilla pour que son visage fût à la hauteur de celui du sien et lui caressa le front.

— Comment puis-je t’aider après ce que je t’ai fait ?

Les yeux de Nadiane étaient embués de larmes de douleur. Elle les planta dans les siens et chercha à voir à travers lui, derrière lui. Puis elle releva la tête de quelques centimètres et donna un coup de menton vers le fond de la nef.

— Aide-la, elle.

Tecamac béa mais ne broncha pas. La tête de la Connectée retomba sur l’ivoire.

— Aide-la, répéta-t-elle.

Il ne trouva même pas la force de pleurer. Il était ahuri, abruti, les muscles paralysés. La voix de Marine se percha sur ses épaules :

Tu ne peux rien pour elle. Moi si. Laisse-la-moi.

— Mais je…

Il avait crié avant de se souvenir de ce que Marine lui avait dit. Il subvocalisa :

« Je ne veux pas qu’elle meure. »

Elle ne mourra pas. Pas maintenant. Érythrée si, et je ne peux pas l’empêcher. Alors rends hommage à Zezlu. C’est la meilleure façon de faire honneur à ton Maître.

Tecamac releva la tête, pour chercher en vain dans les draperies presque translucides qui tombaient de la voûte en ogive le visage de cette fillette qui en savait tant sur lui et qui avait tant de sagesse. Alors que lui se lamentait encore comme un enfant.

Les amplificateurs de Tecamac effleurèrent ses tympans d’un mouvement infime derrière lui. Un glissement de pieds. Devant sa rétine droite, les coordonnées de position des neuf Mécanistes et de l’Organique n’avaient pas changé. Simulé à la limite de son champ de vision, juste au-dessus de ses sourcils, le chronomètre poursuivait deux courses en parallèle. Celle de l’heure standard, telle que les Comices l’avaient définie depuis sept siècles, et celle qui remontait le temps depuis la nanoseconde où l’armure l’avait alerté de l’intrusion de la Voltige. Il s’était écoulé douze secondes. Une éternité de seulement douze secondes. Pour la troisième fois, l’univers de Tecamac bascula.

L’armure ne prit pas la peine de lui signaler que cette dernière métamorphose avait trop duré. En se redressant et en pivotant pour bondir, il vit qu’Érythrée, alarmée par le glissement de pieds du Maître de Voltige, avait perdu patience.

 

 

Maintenant ! avait hurlé Marine.

Érythrée attendait cet instant depuis dix secondes, depuis que Notre Mère lui avait affirmé que Tecamac était au bord de la rupture. Elle savait qu’aucun AnimalVille n’était capable de percer les secrets de la conscience et du subconscient humains, mais Notre Mère les lisait avec l’acuité acquise à l’aune de son Passeur des Morts. Quoi que fût aujourd’hui Gadjio, il avait été un maître dans son art.

Le sang saturé d’hématocrites, Érythrée se projeta, la poitrine vers l’avant, les genoux pliés très bas, droit sur le Maître de Voltige. Celui-ci recula d’un pas. Ses sbires se rabattirent sur elle d’un même élan. L’embiote foudroya son système musculaire d’une décharge d’adrénaline, deux centièmes de seconde avant qu’elle bloque sa course sur sa jambe droite. Ses articulations plièrent dangereusement sous le poids de tout son corps et restituèrent l’énergie de l’inertie dans ses muscles. L’embiote poussa avec elle. Elle bondit latéralement, presque à l’horizontale, le poing se détendant vers le crâne d’un Mécaniste ahuri. Le second sur la droite du Maître de Voltige. Sous l’impact, la tête du Voltigeur bascula vers l’arrière, tandis que son torse poursuivait sur sa trajectoire initiale. Les cervicales se brisèrent net.

Érythrée percuta le corps sans vie et s’affala avec lui, pivotant latéralement pour balayer le Voltigeur le plus proche. Elle le faucha comme une quille et le vit entraîner son voisin immédiat dans sa chute. Elle essaya de rouler à l’abri, mais un pied pénétra douloureusement entre ses côtes et la renvoya contre ses attaquants. Le souffle coupé, elle sentit un bras se refermer sur son cou et un autre lui labourer le flanc. Au-dessus, le pied qui l’avait frappée revenait à la charge. Il visait son visage.

Une fusée noire traversa son champ de vision, emportant avec elle le possesseur du pied. Une jambe s’enroula autour de son bassin, une main se plaqua sur ses yeux. Le bras lui défonçait la carotide. Elle suffoquait, mais l’embiote continuait à diffuser l’oxygène dans ses muscles. Elle se contorsionna, réussissant à glisser contre la poitrine du Mécaniste qui l’enserrait pour l’obliger à changer de prise. Lorsqu’il le fit, elle se vrilla littéralement, se déchirant plusieurs tendons, et se retrouva sous lui, poitrine contre poitrine. Le temps qu’il use de sa puissance pour se redresser et la coincer entre ses cuisses. Des deux mains, il la serra à la gorge.

Elle n’eut qu’à l’attraper par la taille et à presser le carbex comme un fruit trop mûr. L’embiote modifia la chimie de ses doigts et leur ouvrit un chemin dans le métal, puis dans la chair. Quand elle sentit la tiédeur des entrailles du Voltigeur, elle referma les poings et arracha les organes qu’ils emprisonnaient. Le Mécaniste se tendit d’un hurlement et s’effondra sur elle.

Elle sollicita encore l’embiote pour l’écarter et bondir sur ses pieds, mais l’effort fut trop violent et son métabolisme était tellement bouleversé qu’une de ses chevilles céda. Elle tomba sur un genou, tenta de se relever et renonça au deuxième essai. La douleur commençait à diffuser dans tout son corps. Elle était au bout de ses forces. Le Mécaniste qui se tenait devant elle n’avait qu’à frapper. Il choisit de lui tendre la main.

 

Quand la main d’Érythrée se posa dans la sienne, quand le sang qui en dégoulinait entra en contact avec celui qui baignait son carbex, Tecamac se demanda s’il devait se réjouir de ce nouveau symbole de partage. Il la releva et, sans savoir pourquoi, il la serra un moment contre lui.

— Merci, lui dit-elle en s’écartant.

Il savait qu’elle le remerciait plus pour son geste d’affection que pour l’aide qu’il lui avait apportée et il en conçut une fierté immense. Il regarda alors autour de lui et se demanda si les hommes qui gisaient dans la nef avaient jamais ressenti le bonheur d’être aimés, ne serait-ce que fugitivement, pour ce qu’ils étaient.

Il n’avait pas éprouvé de remords après avoir tué les assassins de Zezlu. Il se découvrit une pitié pour les sept qu’il venait de massacrer. Car ce n’avait été qu’un carnage, une vulgaire formalité de boucherie. Ils étaient si lents, si faibles, si fragiles, si… Ils étaient comme leurs victimes usuelles. Pire : ils étaient les proies qui s’ignoraient d’un prédateur qu’ils avaient eux-mêmes créé.

Son regard tomba sur les deux Voltigeurs qu’Érythrée avait tués. Deux Mécanistes surentraînés, suréquipés. Deux machines de guerre façonnées par une communauté de soldats qu’elle avait défaites à mains nues. Non, pas à mains nues. Les Organiques avaient fait de leurs corps des armes. Mais l’avaient-ils fait parce qu’ils voulaient plier l’environnement à leurs désirs ou s’étaient-ils seulement adaptés à lui, aux prédateurs qu’il leur destinait, au Mécanisme ? Et cela faisait-il une différence ?

Il tourna la tête vers Érythrée. Elle était assise sur un prie-Dieu et regardait en pleurant ses mains souillées par les organes du Voltigeur.

Oui, lui murmura une voix enfantine, ça fait une grosse différence.

Il hocha la tête.

— Que vouliez-vous m’arracher, tout à l’heure ? interrogea-t-il d’une voix forte et claire. Qu’est-ce qui était si important que vous n’avez pas pris la peine de me le demander ?

 

 

En arrivant dans la salle de contrôle secondaire, Sletloc renvoya son escorte. Il avait envie d’être seul. Les prochaines heures appartenaient à Hualpa. Même s’il répugnait à se l’avouer, il souffrait de ne plus avoir de rôle à jouer dans le dernier acte. Tout s’était déroulé conformément à la stratégie prévue, avec une précision dont il pouvait s’enorgueillir, mais qui le laissait vaguement frustré.

Le Zéro Plus plongeait en rugissant vers le système binaire. Les ordres de Hualpa étaient relayés en phonie par les haut-parleurs du vaisseau, une précaution classique dans un milieu saturé de radiations qui empêchait toutefois Sletloc de s’enfermer dans ses pensées. Avec un haussement d’épaules, il se pencha au-dessus de la table de commandement et l’activa d’une pression du pouce.

Les astrophysiciens du Mécanisme avaient conçu une maquette holographique tridimensionnelle de l’étoile binaire. Une intelligence castrée – cadeau du Charon – était chargée de la faire évoluer en temps réel à partir des informations que les analyseurs du vaisseau réussissaient à capter. Des gerbes de particules multicolores simulaient les émissions de rayonnement et les jets de plasma. Sletloc avait passé des heures à l’étudier. Il était raisonnablement certain de comprendre le déroulement de la supernova annoncée, au moins de façon superficielle.

Lorsque le vaisseau-scorpion piqua à travers les derniers canyons violacés qui s’ouvraient dans le labyrinthe des Villes, l’armurier transforma la totalité des écrans de la pièce en fenêtres virtuelles ouvertes sur l’espace. Puis il se tint prêt à affronter l’étoile.

Rien n’aurait pu le préparer à cette vision.

Le système binaire était en train de s’auto-dévorer. À l’origine KDT 1822+17 était constitué de deux géantes rouges très voisines, mais l’astre primaire s’était transformé en étoile de Wolf-Rayet en phase finale de combustion. Il ne restait d’elle qu’un noyau dense alimenté par de la matière volée à sa sœur stellaire massive, qui débordait largement de son lobe de Roche. Le résultat était un immense disque d’accrétion dont l’étoile primaire compacte occupait le centre, entourée d’écharpes de gaz incandescents. De l’autre côté du disque, la tache chaude engendrée par l’impact du courant gazeux arraché à l’étoile secondaire brillait comme l’intérieur d’un creuset d’alchimiste.

Cela, les astrophysiciens l’avaient prédit et modélisé jusqu’à la quinzième décimale. Ce qu’ils n’avaient pas pu deviner, en revanche, c’était l’incroyable puissance convulsive du phénomène. Les gaz arrachés à la couronne de l’étoile secondaire s’enroulaient lentement autour du puits gravifique de l’étoile primaire, en éjectant des arcs de plasma d’un blanc aveuglant vers le noyau.

L’Armurier zooma vers la surface en fusion, grêlée de cratères de convection. Le maelström visqueux du disque d’accrétion tournoyait lentement – une durée de révolution de plusieurs kilosecondes dont il faudrait tenir compte lors du déploiement de la Toile.

D’un ordre bref, Sletloc changea les paramètres d’affichage. Des strates irrégulières, restituées en fausses couleurs, indiquèrent les zones de contraintes gravifiques maximales, puis les courants de température autour de l’étoile. L’Armurier jeta un coup d’œil aux indicateurs d’échelle. Aucune bonne surprise à attendre, c’était aussi chaud que prévu. Aussi turbulent.

Aussi mortel.

Loin de l’abattre, cette constatation le plongea dans l’état d’exaltation qui lui était habituel avant chaque combat. Il avait regardé l’adversaire en face et affronté le souffle brûlant du vent stellaire sans baisser les yeux. Maintenant, le Zéro Plus tranchait le vide de son dard et Sletloc pouvait presque sentir le Ban en train de se résorber dans le vortex à très hautes énergies qui dévorait l’étoile de l’intérieur. Le tissu de l’espace se froissait sous la pression et créait des irrégularités dans la trame des réseaux énergétiques. Autour de l’étoile primaire, la matière stellaire bouillonnait comme un magma.

Ici, l’univers affichait enfin sa vraie dimension : une poche étriquée, peuplée de rares amas stellaires que les mirages gravitationnels démultipliaient dans l’espace et le temps. Il n’y avait pas d’infini, juste un effet de lentilles truquées. Les AnimauxVilles, qui voyageaient entre les mailles du Ban, le savaient depuis toujours. Les théoriciens Mécanistes avaient dû tâtonner durant des siècles avant de bâtir le modèle d’univers froissé à l’origine du projet Zéro Plus. Pour les Villes, cet univers étriqué devait être une prison. Pour les Mécanistes, il était devenu un champ de bataille à leur mesure.

Sletloc se félicita du travail accompli, éteignit la plupart des écrans et se concentra sur les embûches à venir. La majorité d’entre elles n’étaient que des potentialités, dont il avait considérablement réduit le risque d’éclosion, mais il en existait une sur laquelle il n’arrivait pas à se prononcer. Hualpa, dont la sédition, pour inévitable et contrôlée qu’elle fût, posait tout de même quelques problèmes.

Tout était question de timing.

 

 

Depuis que deux des hommes de la patrouille qu’il avait envoyée vers le Nexarche étaient revenus, Tlaxa était immobile et silencieux. Il avait écouté leur rapport et il réfléchissait. Tachine était incapable d’imaginer quel cheminement suivait sa réflexion, mais elle n’avait aucun doute sur ce qui en ressortirait. Cela se produisit plus vite qu’elle ne s’y attendait. Il traversa la scène où il s’était installé au départ des patrouilles et descendit dans la fosse. Cette fois, il s’adressa directement à elle et ne perdit pas de temps en explications.

— Turquoise peut-il communiquer avec votre fille à l’intérieur de l’appareil Connecté ?

Il se tenait debout, bras croisés sur la poitrine et il fixait un point au-dessus de la tête de Tachine.

« Où en êtes-vous ? » émit-elle à l’intention de Turquoise et, à voix haute, elle répondit :

— Je ne pense pas.

Il la gifla, sans y mettre trop de force. C’était juste un avertissement.

— Je ne vous demande pas de penser. Je vous demande une réponse.

Tachine décida de s’attirer une deuxième gifle.

— Je suis désolée. Il y a des choses que je sais et d’autres que je pense. C’est la différence entre nous. Vous, vous savez que Turquoise peut communiquer avec l’I.A du Nexarche, mais vous êtes incapable d’y penser.

Gagne du temps.

Tlaxa ne prit même pas la peine de lever la main.

— Vous savez ce qui se passe, n’est-ce pas ?

— Je suppose que vous n’avez pas de nouvelles du Nexarche.

Il lui donna un coup de pied dans la rotule. Tachine s’y attendait si peu qu’elle dut étouffer un cri.

« Que se passe-t-il ? »

— Réponse, exigea Tlaxa.

— Non, je ne sais pas, mais je sais additionner au-delà de un et un.

Tecamac réagit mal et neuf Mécanistes viennent d’entrer dans Notre Mère.

À titre préventif, Tlaxa lui asséna une nouvelle claque.

— Turquoise peut-il intervenir dans le vaisseau Connecté ?

La question était stupide. Tachine renifla.

— Non. Il peut le broyer si cela lui chante, mais ce qui est à l’intérieur demeure hors de sa portée…

Aller-retour. Le Mécaniste détestait passer pour un imbécile.

« Qu’Érythrée ne prenne aucun risque. Nous allons trouver une autre solution. »

Il n’y en avait pas. Quatorze de ses compagnons étaient incapables de digérer leurs entraves de carbex et l’organisme de ceux qui étaient en mesure de le faire serait trop affaibli pour supporter deux secondes de combat. Tachine elle-même n’ambitionnait que de passer ses doigts derrière la carotide de Tlaxa. Même si Turquoise transformait la chair de l’amphithéâtre en tremblement de terre, il y avait peu de chances pour que les Mécanistes en soient plus incommodés que les artefacteurs. Cela ne leur offrirait en tout cas qu’un court répit.

Manifestement l’Assistant de Sletloc subvocalisa des ordres, car plusieurs Voltigeurs quittèrent l’amphithéâtre.

— Pouvez-vous communiquer avec votre fille ?

— Pardon ?

Cette fois, le coup de pied faillit lui briser un tibia. Tachine déclencha de profondes modifications dans son métabolisme et entreprit de dissoudre le carbex dans la chair de ses poignets et de ses chevilles.

Ce ne sera peut-être pas utile. Tecamac a décidé de collaborer.

L’artefactrice stoppa l’activité de son embiote et ricana.

— Vous nous prenez pour des magiciens ?

En même temps, elle demanda :

« Comment va Érythrée ? »

Un peu secouée. Ne t’occupe pas d’elle. Tecamac est un véritable ouragan. Je te préviendrai quand nous serons prêts.

Tlaxa se détourna d’elle et arpenta la rangée de ses prisonniers, leur accordant à chacun un regard méprisant. Puis il revint vers Tachine, mais il ne s’adressa pas à elle.

— Turquoise ! Je ne sais pas ce que tu es en train de trafiquer, mais si Érythrée et la Connectée ne sont pas là dans dix minutes, j’exécute un Organique. (Il se tourna vers Jdan.) Vous ferez parfaitement l’affaire.

Jdan l’apostropha tandis qu’il remontait sur la scène.

— Tlaxa ! Je crois que je ne vous aime pas du tout.

L’ultimatum approchait de son terme. Tlaxa était venu s’asseoir sur le bord de la scène, face à Jdan, et il balançait négligemment son pied droit, s’arrangeant pour effleurer le visage de l’artefacteur à chaque passage. Plusieurs mètres derrière lui, Gadjio était en train de s’enfoncer dans la chair de la Ville, mais il ne le voyait pas, pas plus que les Voltigeurs qui encadraient le Passeur. Seule la tête de Gadjio dépassait encore quand un Mécaniste prit conscience que la Ville engloutissait l’Originel.

— Eh ! cria-t-il.

Tlaxa bondit sur ses jambes et se précipita, mais il était trop tard. Avec un bruit de succion inconvenant, Gadjio disparut dans les entrailles de Turquoise. L’Assistant perdit quelques secondes à marteler inutilement la chair et retraversa la scène dans un état de folie furieuse.

— Tu veux jouer avec moi ? défia-t-il la Ville en sautant dans la fosse.

Au moment où il retombait devant Jdan, les indicateurs que Tlaxa projetait sur ses cornées s’affolèrent, tous à la fois, et l’amphithéâtre versa dans la démence.

La scène se souleva et se mit à onduler telle une mer en furie, projetant les Mécanistes au sol ou contre les parois, comme autant de pantins dont on aurait tranché les ficelles. Par endroits, le cal superficiel se crevassa et plusieurs Voltigeurs furent partiellement engloutis dans la chair à vif, tandis que leurs armures étaient enduites d’une sécrétion visqueuse et acide qui affolait les capteurs. D’autres furent ensevelis sous les draperies de derme séché qui tombaient de la voûte et qu’ils crevèrent à coups de poing avec des bruits de baudruche en train de se dégonfler. Beaucoup hurlèrent, à l’unisson de leurs armures désorientées, au lieu de subvocaliser les ordres simples qui leur auraient permis de se réfugier dans la fosse.

Quelques-uns seulement conservèrent leur sang-froid ou eurent la chance d’être si proches des gradins qu’ils y furent projetés. Deux Maîtres de Voltige furent parmi ceux-ci, deux esprits rigides qui déclenchèrent la procédure d’évasion des armures en difficulté, déconnectant leurs éons de la personnalité de leurs occupants. Libres de toute interférence émotionnelle, les éons reconfigurèrent les armures pour une réaction optimale aux problèmes posés par Turquoise. En une poignée de secondes, onze Voltigeurs de plus se retrouvèrent dans la fosse, indemnes mais prisonniers passifs du carbex, obligés d’attendre que les Maîtres de Voltige leur rendissent le contrôle des armures, obligés de s’en remettre à l’expérience de celles-ci. Inadaptée.

Sous le regard incrédule de Tlaxa, occupé à mitrailler ses hommes de plusieurs ordres subvocaux par seconde, les Organiques se dressèrent d’un bloc, libres de toute entrave. Presque tous s’égaillèrent dans les travées en direction de deux fentes que Turquoise avait ouvertes dans ses parois. Mais, même si leur seul souci était d’atteindre ces issues, si leurs trajectoires ne déviaient pas de leur objectif ils ne fuyaient pas comme des rats pris de panique. Chaque fois qu’un Voltigeur se dressait sur leur passage, ils le percutaient ou ils l’écartaient avec une efficacité martiale. Leurs bras ou leurs jambes frêles et sans protection se détendaient avec une précision clinique, leurs pieds et leurs poings frappaient avec l’intention de traverser leurs opposants. Et parfois ils traversaient, du moins ils transperçaient. Plus rarement, ils volaient comme des pierres de fronde et allaient s’écraser, inertes, dans les gradins.

Tlaxa vit tout cela alors que ses jambes pliaient sous lui, qu’un œil sanguinolent s’échappait de ses doigts sans vie et que l’armure hurlait ses messages de « dysfonction létale ». La main gauche de Tachine l’avait frappé à hauteur du cou sans que le carbex l’arrête, et lui avait broyé carotide et trachée. Le poing de Jdan avait visité l’intérieur de son abdomen avec la même facilité dévastatrice malgré l’horrible blessure de son orbite. Les genoux du Mécaniste cédèrent d’un coup. Avant de mourir il eut juste la satisfaction d’écraser l’œil du mâle organique sous son poids. Une piètre compensation pour une débâcle que son armure seule put mesurer.

Quatorze des vingt Organiques avaient disparu par les fentes en cours de cicatrisation des parois de Turquoise. Derrière eux, ils ne laissaient que six cadavres, pour dix-neuf dépouilles mécanistes. S’ils venaient à l’apprendre, les Comices pourraient toujours se féliciter d’une aussi faible disproportion alors que l’AnimalVille s’en était mêlé. Mais que penseraient-ils de la débandade des survivants, se dispersant sans combattre et dans la confusion la plus complète à travers les galeries d’une Ville désormais hostile ?

 

Etoiles Mourantes
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